Je m’intéresse au corps et son langage. Après avoir longuement effectué mes recherches en étroit lien avec des modèles, professionnels ou non, danseurs de danse classique ou danseurs de Bûto, mon travail s'appuie désormais surtout sur la mémoire. Mémoire des corps. Mémoire du geste.


Reprise après reprise, lignes et couleurs s'alliant, se frayant un chemin, émerge la forme. La figure, ainsi née, s'étale, s'empare de l'espace, déborde les contours de la feuille. Pas toujours lisible au premier regard. Parsemés d'empreintes, traversés de signes, apparaissent les corps, souvent solitaires comme en attente. Des corps célébrant leur force à vivre ou soumis à des conflits internes, s'exaltant au contact de la nature ou subissant les éléments, en prise avec leur environnement.


Support posé au sol ou dressé à la verticale sur le chevalet, entre maîtrise de l'outil et laisser aller du geste, c'est aussi mon corps qui est à l’œuvre. Les traces révélant les tensions intérieures.


Le corps de l’Homme, ainsi interrogé, est parfois accompagné, rejoint par le corps animal. Un autre que lui, pourtant semblable. "Le mouvement animal et le mouvement humain sont liés continuellement dans l'image que je me fais du mouvement humain" déclarait Francis Bacon. (1)


L'animal est-il là dans l’œuvre picturale comme élément nécessaire à la conscience de soi, à la vérité de l'homme ? Métaphore de la violence qui règne dans le monde et de la difficulté du vivre ensemble ?


Les corps fusionnent ou luttent. L’homme mêlé au monde animal, il y a proximité, continuité. « Les animaux assistent au monde. Nous assistons au monde avec eux. Cette communauté du sens de la vue nous apparie et nous apparente. Elle pose entre nous la possibilité du seuil, celle de cette expérience dont parle Rilke. Il ne s’agit pas de beauté, mais d’une intensité qui peut nous être rendue : le plus magnifique bois de pins ou la plus belle montagne nous résistent et sont inépuisables, aucun discours (comme Ponge en a fait l’épreuve), aucune image (comme Cézanne l’a vérifié) n’en peuvent venir à bout. Mais ni la montagne ni la pinède, aucun objet et aucune plante ne peuvent faire ce que n’importe quel animal peut faire : nous voir et nous faire comprendre que nous sommes vus. Aucune solidarité sans doute ne s’ensuit mais il y a malgré tout ce lien objectif des vivants qui se voient mutuellement et qui ont peur les uns des autres. Lever les yeux, le mouvement que décrit Rilke c’est aussi ce qui cherche à échapper à la peur, ce qui tente autre chose que l’indifférence ou l’avidité. Autre chose. Comme une curiosité nouvelle, nouvelle à chaque reprise. » (2)


Il est aussi question de l'altérité dans le conflit.


Ces corps, ces formes, sortes de fétiches, objets transitionnels, parlent. Ils parlent de moi, portant mes inquiétudes, mes espérances mais parlent aussi de l'autre, celle, celui qui regarde.


Ils parlent de la condition humaine.


De même, il peut y avoir dialogue entre le vivant et le non vivant, entre nous et les choses.


Au travail sur le corps vient donc s’ajouter, se mêler le travail sur la nature morte. Comme l’écrit Laurence Bertrand Dorléac : « Cette vie simple, sans prédation apparente, elle nous intrigue comme tous les vivants non humains nous étonnent depuis que nous comprenons que tout se tient et que nous appartenons au même monde où crient des gens, des animaux mais aussi des choses, à commencer par la terre et le climat qui se révoltent. » (3)


Les objets ne sont pas disposés au hasard. L’espace n’étant pas conçu comme un réceptacle vide, il se crée progressivement, à partir des tensions rythmiques et dynamiques de chaque élément de la composition dont il devient une véritable émanation.


Les objets sont ainsi recréés pour un nouveau destin, peut-être celui de nous éclairer, ils expriment le lien profond entre les êtres et les choses, entre l’art et la vie.


(1) L'art de l'impossible, entretiens avec David Sylvester Paris Skira 1976, p 93
(2) Jean-Christophe Bailly, Le versant animal Bayard jeunesse 2018, p 39-40
(3) Laurence Bertrand Dorléac, Pour en finir avec la nature morte, Gallimard 2020, p 16